Texte de l’essai par Laura Deakin

Il y a longtemps, lors d’un dîner de famille chaleureux, mon père dit : «la vie ce n’est pas une question de chance, mais de moment». Il dit cela avec une telle conviction que je ressentis qu’il savait. Je n’ai jamais oublié cette conversation. Pendant longtemps je n’ai pas bien su ce qu’il voulait dire, mais avec le temps, j’ai réalisé que cela avait avoir avec son immigration en Australie. Un jour, quand il avait dix-sept ans, son père est rentré du travail et lui a annoncé ainsi qu’à ses deux frères qu’ils déménageaient en Australie. Ils pouvaient emmener une valise chacun, mais ils devaient pouvoir la porter. Peu après, ils prenaient le bateau. Pas de temps pour les larmes et les longs au revoir. Partis de Portsmouth en Angleterre, ils arrivèrent à Adélaide après cinq longues semaines sur un paquebot puant.

Alors, te voilà

trop étranger pour chez toi

trop étranger pour ici.

Jamais assez pour les deux.

Ce bref poème, étonnamment approprié de la poétesse nigériane Ijeoma Umebinyuo, saisit bien les sentiments des migrants. Umebinyuo vit aux Etats-Unis et comprend parfaitement l’expérience de se sentir comme une étrangère dans un lieu que vous identifiez comme étant chez vous. Pour beaucoup de migrants, la décision de partir n’est pas prise par choix. Il faut partir. Déplacés et mélangés. Avec une arrivée qui rencontre souvent le reproche.

Alors que j’écris ces mots, des milliers de gens en Australie sont descendus dans la rue pour protester en faveur des droits des autochtones indigènes. C’est une terre volée ; un pays d’une histoire si riche qu’il est souvent difficile d’appréhender les plus de 65,000 ans d’itinéraires chantés. Une nation de visiteurs, d’invités et de migrants, un délicieux brassage de cultures et de langues. Nous apportons tous notre propre identité culturelle quand nous partageons un repas à la table australienne.

Le sens de la différence est exactement ce que l’exposition Connexions vise à célébrer, en rassemblant des oeuvres d’un groupe innovateur et inspiré d’artistes australiennes. Ces femmes proviennent de cultures très disparates, mais le langage de leur art les unit. C’est un groupe plein d’énergie qui s’est donné pour mission de présenter l’étendue et la force de la bijouterie contemporaine australienne à un public international.

Avec Parcours Bijoux, ces artistes présentent des oeuvres qui sont le reflet de leur histoire et patrimoine culturel. Leur travail ouvre une fenêtre sur leur dialogue en tant que créatrices australiennes et donne l’occasion aux non-australiens de voir et d’apprécier la diversité de ce qui se fait loin des côtes de France.

Aux antipodes vit l’artiste Emily Beckley, dans le détroit de Torres sur la petite île de Horn qui se trouve comme la cerise sur le gâteau du continent australien. Elle est née sur l’île voisine, «à 5 minutes avec une barque rapide». Artiste autochtone respectée, elle s’inspire de ses expériences et des histoires de sa culture comme point de départ, combinant celles-ci avec l’origine musulmane de son père pour amener ces concepts à un nouvel aboutissement en bijouterie contemporaine.

Beckley participe à de nombreuses initiatives artistiques et son travail est présent dans la collection de la National Gallery of Australia. Appartenant aux groupes linguistiques Meriam Mir et Kala Lagaw, Beckley transporte le spectateur à travers le temps où les symboles agissent comme narrateurs. Elle utilise des symboles autochtones, du corail et des graines locales, les associant avec des filets et du fil de pêche échoués, pour illustrer la dévastation subie par notre environnement aux mains de l’humanité.

«On se retrouve pris dans un filet et on oublie que nous faisons tous partie de la race humaine. Nous devons travailler ensemble pour protéger notre environnement.»

Peintre de formation, son coup de pinceau s’applique au bijou contemporain. Avec des touches audacieuses elle combine objets trouvés et matériaux traditionnels de la bijouterie, les associant avec soin de façon astucieuse et intuitive.

Tout comme pour Beckley, symbolisme et histoire sont deux traits évidents du travail de Blandine Hallé, photographe et artiste du bijou. Ayant grandi à Paris, ses origines sont française, allemande et espagnole. Elle a immigré en Australie Occidentale en 1997 pour poursuivre des études supérieures à Perth où elle a reçu plusieurs distinctions. Vingt ans plus tard, Hallé est retournée en Europe pour faire un diplôme supérieur d’arts appliqués à Barcelone. Grande voyageuse, Hallé va et vient entre les deux cultures, permettant ainsi à chacune de former partie intégrante de son identité.

A la façon dont elle utilise les symboles et les matériaux, Hallé voit «la matière comme un langage». Comme on connait un livre bien aimé que l’on a relu maintes fois, elle mêle du bois australien et des graines familières avec les formes de l’hexagone (un symbole de la France) et du cercle (un symbole de l’Australie) pour nous murmurer un récit d’unité.

«La relation que j’ai avec l’environnement est similaire à celle que j’ai avec les gens, sans hiérarchie, chacun ayant une place égale dans mon coeur et mon esprit. Il n’y a pas de «toi» et «moi» ou «humain» et «plantes» et «animaux». Il y a seulement «nous». Nous sommes tous interconnectés.»

Hallé partage ce don de la narration avec Eden Lennox dont la pratique est éclairée par son patrimoine australo-européen, sa politique identitaire et sa matérialité. Son père est arrivé en Australie avec sa mère et sa soeur cadette après la Seconde Guerre mondiale. Arrivés avec à peine plus qu’une valise et une mentalité de «qui ne gaspille rien ne manque de rien», ils ont construit leur vie là-bas et fondé une nouveau foyer.

«Je considère comment les bijoux véhiculent un discours social pour susciter un souvenir partagé du temps, inviter la curiosité ou le jeu. Je vise à construire des formes qui portent un message social, à établir une tension visuelle en utilisant les mécanismes de la métonymie et de la métaphore. J’envisage la réutilisation, l’esprit d’upcycling et l’esthétique visuelle en tant qu’éléments du post-punk.»

Lennox termine un doctorat et est une artiste hautement qualifiée qui a beaucoup exposé. Elle a travaillé avec des communautés autochtones pour participer à l’élaboration de programmes artistiques. Elle enseigne également les beaux-arts dans une université ainsi que dans le secteur professionnel. Les oeuvres de Lennox sont à jamais éclairées par son identité culturelle. Elle utilise des symboles pop et punk audacieux, représentatifs de son éducation, dans des arrangements réfléchis et saisissants pour illustrer le mélange, la fusion et l’amalgame du migrant moderne dans le paysage australien.

L’origine culturelle de Fatemeh Boroujeni murmure à travers ses oeuvres. La matérialité simple et précise de son travail est évidente pour qui regarde ou porte le bijou. Les contours et les formes sont réalisés au marteau en utilisant la technique du repoussé (martelage et ciselure du métal pour obtenir un décor en relief). Des motifs complexes persans font contraste avec les formes douces du bois et la texture sensuelle des poils de pinceau de peintre.

Boroujeni utilise les poils de pinceau avec le bois ou le métal pour créer le lien avec son héritage culturel. Au lieu de voir les poils comme un outil, elle les utilise comme un matériau vierge, en leur donnant avec respect une place dans le bijou contemporain.

«Un simple pinceau m’inspire ; cet outil a un potentiel infini. Dans cette série j’ai déconstruit le pinceau en ses éléments les plus basiques et j’ai utilisé les contrastes de lumière et d’obscurité, de doux et dur, de terne et brillant pour créer des oeuvres qui symbolisent les différents aspects de notre moi intérieur et extérieur.»

Boroujeni est d’origine iranienne Bakhtiari et est arrivée en Australie en 2010 avec déjà plusieurs diplômes d’art et design. Elle a poursuivi ses études à Perth pour terminer en 2015 avec des prix universitaires.

«Dans mon travail récent j’ai trouvé fascinante l’association du bois, des poils de pinceau et du métal. L’élément de contraste fait toujours partie de ma création artistique.»

Le contraste visuel et conceptuel est évident dans le travail de Sultana Shamshi, née à Bombay. Grande voyageuse, Shamshi a vécu en Europe et en Asie du Sud-Est. En 1982 elle a immigré en Australie à Perth où elle a obtenu un diplôme supérieur de design de bijoux en 2012.

Les oeuvres de Shamshi sont inspirées par le milieu où elle vit et sont une réaction à la déforestation et la profanation de notre environnement. Ici Shamshi crée son propre paysage en alliant des objets du quotidien avec d’autres plus précieux. Des matériaux courants comme le plastique, le papier et le métal sont juxtaposés avec de délicates bordures brodées de saris (commandées par les épouses de riches marchands parsis au siècle dernier) ou avec des perles millefiori de Murano (qui étaient utilisées comme monnaie de troc pendant la colonisation de l’Afrique). La forêt de broches de Shamshi est l’illustration d’une brousse où les cultures poussent ensemble, côte à côte.

«En cette période d’incertitude et de peur dans le monde, il est plus que jamais important de trouver des formes nouvelles de liens entre nous, productives et nombreuses, au delà des frontières et des barrières qui nous séparent.»

Les questions de frontière et barrière sont évidentes dans le travail de l’artiste réputée Melissa Cameron. Avec une formation d’architecture intérieure, Cameron a obtenu un Master of Fine Art en joaillerie contemporaine en 2009. Les oeuvres de Cameron utilisent un langage architectural précis et délibéré. Dans cette série, elle combine son expérience d’expatriation avec celle de son retour chez elle à Perth dix ans plus tard. Cameron prend des détritus anodins que nous voyons tous les jours dans la rue et en fait des trésors. Elle les travaille avec grand soin et rassemble les éléments blancs et noirs sur le corps en forme de protestation contre leur division.

«Les bijoux sont l’une des plus anciennes formes d’oeuvres d’art. Le corps est une toile à laquelle nous avons tous accès. Ce n’est pas tout le monde qui entre dans une galerie. Ce moyen d’accès à l’art par le corps est très important car je crois qu’il permet, à un niveau très fondamental, l’empathie envers l’autre et de créer une communauté ensemble.»

Quand on se prépare à sortir pour une soirée, on se dit à soi-même : «clés, portefeuille, portable, bijoux - ok !». Les ornements corporels sont présents dans toutes les cultures et on a retrouvé des bijoux sur des Néandertaliens de 75,000 ans. Les bijoux ont un langage que nous comprenons tous et ils ont la capacité d’élever les sentiments que nous avons envers nous-mêmes. Le bijou «ajoute de la valeur» et offre à qui le porte une sorte de pouvoir immense. Il s’adresse à tous les âges et n’a pas de genre spécifique. Le corps est un lieu intime, peut-être l’endroit le plus convoité que l’on puisse oser décorer. Alors quand une artiste utilise le corps comme une toile, les interactions entre le créateur, le porteur et le spectateur peuvent être superbes.

Je suis artisan, artiste, illustratrice, designer, mais avant tout je suis bijoutière. Comme tous les créateurs j’écris, et ce que j’écris se reflète dans ce que je crée. L’année dernière j’ai fait une série d’oeuvres que j’ai intitulée Mygration, Yourgration, Ourgration en réponse à mon expérience de retour à Melbourne après treize ans à Munich. Les odeurs et le paysage sont assez similaires. Ma famille et mes amis ont diminué ou se sont multipliés et chacun a fait l’expérience d’un certain changement. J’ai été grisée de plaisir à parcourir la ville, à tortiller mes orteils dans le sable de la plage ou même à savourer les longs trajets en voiture à travers notre banlieue en constante expansion. Se sentir chez soi est une chose merveilleuse.

Pendant mon séjour à Munich j’ai pu apprendre la langue et il y a une expression qui me vient souvent à l’esprit :

«So jung kommen wir nicht mehr zusammen»

La traduction littérale n’est pas aussi poétique, mais la signification est belle. Elle dit qu’à cet instant où nous sommes réunis, nous ne serons plus jamais aussi jeunes ensemble que nous le sommes maintenant. C’est une affirmation sur la valeur de tirer le meilleur du temps passé ensemble et d’apprécier ces instants précieux, petits ou grands. Ces six artistes de cultures diverses se sont rassemblées, unies par leur lien avec l’Australie et leur passion à créer des bijoux, et ce moment est très approprié. Mon père avait raison, parce que maintenant plus que jamais nous avons besoin d’être inspirés par des gens de toutes nationalités qui nous montrent que l’unité est la seule voie à suivre.